XV
LE MESSAGE
Bolitho, solidement campé, attendait que le bateau eût franchi un nouveau creux pour braquer sa lunette. Le soleil se levait : il pouvait maintenant distinguer nettement la côte grise et déchiquetée de l’île la plus proche qui se profilait sur un rideau de nuages bas, et au-delà, la prolongeant comme la proue d’une ancienne galère, un îlot plus petit contre lequel les lames bouillonnantes allaient s’écraser. Mauvais récifs, pensa-t-il. Des pans entiers de falaise, sans doute rongés par les ans, qui formaient une barrière naturelle contre les intrus.
Il reposa sa longue-vue et se frotta l’œil du revers de la manche. Les servants des canons étaient à leur poste et, les yeux rivés sur lui, attendaient les ordres.
Pelham-Martin s’agitait nerveusement.
— Quelque chose se prépare, j’en suis sûr ! grommela-t-il. Le Spartan s’est peut-être échoué !
Il fixa Bolitho, l’air égaré.
— Nous serons bientôt fixés, commodore.
Bolitho s’éloigna aussitôt ; il n’était pas d’humeur à discuter, et l’angoisse de Pelham-Martin risquait de lui faire perdre toute confiance.
— Commandant ! hurla Carlyon, les mains en cornet sur les oreilles. Le canon, commandant !
Bolitho tourna vers lui un regard incrédule. Mais le visage du jeune homme ne trahissait aucun doute. Il était jeune et très conscient de ses responsabilités ; aussi, en dépit du vent, avait-il dû percevoir les échos lointains avant tout le monde.
— Monsieur Inch ! Ordonnez de charger ! Mais attendez mon signal pour mettre en batterie !
Puis se tournant vers Gossett :
— Surveillez bien notre route. Les récifs commencent là-bas, au bout de cette pointe.
Le maître acquiesça.
— Je les ai relevés commandant, ils sont à quatre bons milles devant nous.
— Holà du pont !
La voix de la vigie se perdait dans le vacarme du vent qui malmenait la toile.
— Un bateau sort du chenal !
Bolitho mit les mains derrière le dos pour dissimuler sa nervosité.
— Monsieur Inch, modifiez la route de deux degrés sur bâbord ! Rappelez l’équipage aux bras de vergues !
Il arracha la longue-vue des mains de Carlyon et la pointa sur le chapelet d’îles. A travers l’objectif recouvert d’embruns, elles donnaient l’impression d’être ballottées comme des épaves. Sa vue se brouillait, mais il parvint à distinguer malgré tout le flanc de la masse rocheuse, dangereuse et noire, là-bas, et par-delà les brisants, une forme qui bougeait : oui, un navire !
Il entendit Gossett :
— Route sud-ouest quart sud.
Inch se tourna vers lui :
— C’est une frégate !
Au même moment l’écho ronflant d’un coup de canon le fit tressaillir.
— Bon Dieu, les Grenouilles sont là.
— Sortez de ces récifs ! et mettez les voiles de grand perroquet, hurla Bolitho.
Il se dirigea vers Pelham-Martin tandis qu’Inch se ruait contre la rambarde avec son porte-voix.
— Eh bien, commodore, il y a du pain sur la planche !
Il suivait des yeux le mouvement des hommes dans les vergues, guettant la réponse des étais, des haubans, tandis que le vent gonflait l’une après l’autre les voiles de perroquet, fouettant le navire jusqu’à la quille. Avec ce vent dans leur dos, le bâtiment semblait littéralement plonger dans les creux ; bientôt la toile reçut la brise à plein, et il put entendre les lames déferler sur la proue dans un formidable bruit de moulin.
— Mettez en batterie, monsieur Inch.
Pelham-Martin, penché par-dessus le bastingage, observait les longues pièces de douze pointer en grinçant hors des sabords, tandis que leurs servants se hélaient comme pour s’encourager à un nouveau défi.
— La frégate est sortie de la passe, commandant, cria Inch.
Bolitho scruta le navire au loin : sa silhouette disparaissait déjà derrière l’éperon rocheux. Avec ce vent de nord-est, il avait peu d’espace pour tirer des bords et il était si près de la côte qu’il risquait de faire chapelle et de repartir dans la passe s’il n’était pas assez vif à la manœuvre. Bolitho vit ses vergues se balancer violemment, son étrave fouettée d’écume comme il virait derechef en prenant cette fois-ci une route qui rejoignait celle de l’Hyperion. Un rapide coup d’œil en arrière le rassura : Fitzmaurice n’avait besoin d’aucune instruction. L’Hermes hissait déjà sa voile de perroquet et prenait une gîte impressionnante sous la forte brise qui l’amenait dans le sillage de l’Hyperion. Comme les mâchoires d’un piège ! Lorsque l’autre bâtiment français sortirait du chenal, il passerait entre deux commandants prêts au combat !
— Changement de route d’un quart. Barre au sud quart sud-est !
Il vit Stepkyne lui jeter un coup d’œil du pont principal puis tourner la tête vers le second maître canonnier. Tomlin pressait déjà ses gens aux bras de vergues. Sa voix résonnait tel un clairon malgré le rugissement de la mer conjugué au fracas des voiles.
Un roulement de canon, plus violent, fit trembler l’air, et des gerbes d’eau jaillirent le long des flancs de la frégate.
— Du pont ! Un autre bâtiment est en train de prendre le large !
Pelham-Martin, les yeux mi-clos, concentré sur l’action, s’agrippait à la rambarde.
— Nous allons voir ! s’écria Bolitho.
Il se précipita sous le vent pour observer le premier bateau qui s’éloignait en remontant sous la brise, loin de la dangereuse ligne de récifs, gîtant violemment sur bâbord.
C’était une manœuvre périlleuse ; à chaque instant il pouvait masquer complètement et être à la merci des récifs. Son commandant n’avait cependant pas d’autre choix pour livrer bataille dans de bonnes conditions et se donner de l’eau à courir. Bolitho leva la main :
— Comme ça !
Il pleurait sous la pluie et le vent, mais ses yeux restaient fixés sur l’autre bâtiment. Deux milles seulement les séparaient. Il entendit le grincement des anspects attachés aux pièces que l’on relevait et eut une pensée pour Fox occupé à surveiller la batterie du pont inférieur : se rappelait-il à cet instant la fameuse canonnade de l’autre jour ?…
— Commandant, commandant, le second bateau, c’est le Spartan ! beugla Inch.
Il avait l’air abasourdi.
— Il envoie des signaux !
Bolitho se tourna vers Pelham-Martin. Si le Spartan était juste derrière l’ennemi, cela ne pouvait signifier qu’une chose : c’est qu’il n’y avait pas d’autre navire.
— Du Spartan, commandant. Bateau ennemi dans le sud-ouest ! jeta Carlyon.
Il pivota sur ses talons, réfléchissant, lorsqu’une vigie s’écria :
— Un autre bateau sur bâbord, commandant !
Inch avait levé les yeux vers la tête de mât.
— De quoi diable parle-t-il ?
Mais Bolitho pointa sa longue-vue et confirma d’une voix sèche :
— Il a dû trouver une route par un autre détroit. Regardez, on voit ses mâts.
Il sentit des doigts s’agripper à sa manche : le commodore, le visage rougi par le vent, le fusillait du regard.
— Avez-vous vu ce que vous avez fait ? Il s’échappe et vous ne pourrez plus le rattraper maintenant.
Il suffoquait.
— Je vous ferai pendre pour ça ! Soyez maudit… oui, maudit !
Bolitho libéra son bras.
— Changez la route d’un quart sur bâbord. Gouvernez au sud quart sud-ouest.
Les hommes se précipitèrent sur les bras de vergues et l’Hyperion vira lourdement vers le second îlot, contre lequel la grand-voile du français semblait scintiller comme une ultime provocation.
A la vue de l’Hyperion, la frégate ennemie changea de cap et fila vers le large. Cette tentative de fuite n’était peut-être qu’une ruse pour permettre à sa conserve de gagner l’autre détroit, mais le commandant pouvait tout aussi bien tenter sa chance. Tandis que le Spartan évoluait dangereusement autour des récifs, l’Hermes commença à virer lof pour lof. Il avait vraiment fière allure : ses voiles d’un blanc resplendissant offraient un étonnant contraste avec les nuages menaçants et son imposante muraille, ruisselante d’embruns, se mit à reluire lorsqu’il présenta sa double rangée de bouches à feu face à la frégate française. Alors il tira. On ne pouvait augmenter la portée – plus d’un mille de distance, selon l’estimation de Bolitho. Mais cela suffisait. Le grand mât de la frégate ainsi que son beaupré s’effondrèrent sous le tir de barrage et lorsque le vent le permit, il vit sa voile déchirée et son gréement brisé se balancer comme autant de défroques, tandis que le navire enfournait dans le creux d’énormes lames et commençait à partir au lof. C’était un spectacle saisissant.
Il tourna les yeux vers l’autre vaisseau. La colère et le dépit l’envahirent lorsqu’il vit sa silhouette disparaître derrière la langue de terre. C’était un deux-ponts, probablement un de ceux qui avaient été endommagés par les tirs aveugles pendant la première attaque infructueuse sur Las Mercedes. Et voilà qu’il s’échappait ! S’il réussissait, et il était bien parti, Lequiller aurait tôt fait d’être informé de l’échec de son attaque et de la faiblesse de l’escadre de Pelham-Martin.
— Nous pouvons encore le rattraper, commandant ! pesta Gossett.
Mais cela sonnait faux.
— Holà ! Du pont !
Tous les yeux se levèrent vers les hauts. Rien de pire ne pouvait plus survenir !
— Une voile au vent de l’île !… Un hollandais, commandant !
Bolitho se rua vers les filets de bastingage et braqua sa longue-vue en un éclair. Le bâtiment français était maintenant loin des récifs. Mais derrière lui, il aperçut des voiles baignées d’une étrange lumière jaune. C’était le Telamon. Il n’y avait pas d’erreur possible, à voir cette grande poupe et la splendeur éblouissante de sa figure de proue. Il était halé serré et contenait presque toute la puissance du vent. A travers l’objectif remuant, il semblait même toucher terre.
— Par tous les dieux, Mulder va se mettre au sec s’il ne fait pas attention ! grogna Inch.
Pelham-Martin s’empara de la longue-vue que tenait Inch.
— Que se passe-t-il ? Est-ce que le Telamon va engager ?
Bolitho referma sa lunette d’un coup sec. Il devinait que le navire devait fatiguer tous ses espars, toutes ses pièces de charpente ; ses voiles, gonflées à bloc, brillaient comme de l’acier, tandis qu’il s’élançait à la poursuite du français.
Mulder devait pertinemment savoir qu’avec son vieux bâtiment il n’avait pas la moindre chance contre le puissant deux-ponts. De même qu’il ne pouvait ignorer que si le français maintenait son cap, il doublerait la langue de terre et trouverait refuge dans l’un des innombrables abris que recelaient les parages en attendant l’arrivée de renforts.
Il y eut d’autres explosions sourdes derrière eux et il entendit les fusiliers marins sur la poupe crier :
— La frégate a amené son pavillon, les gars ! Elle est à la merci du Spartan !
Ces explosions de joie ne firent qu’accroître l’anxiété de Bolitho. Pour l’équipage, la moindre victoire était un événement, alors que ce n’était jamais qu’une étape franchie.
— Bon Dieu, regardez le hollandais ! s’écria Inch.
Le Telamon avait viré de bord et, quand Bolitho pointa sa longue-vue, il le vit jouer dangereusement avec le vent, voiles faseyant et flamme de tête de mât flottant sur le travers comme une lame de métal.
— Le français vire lof pour lof.
Inch était si excité que sa voix rendait grâce. C’était vrai. Le commandant ennemi n’avait plus guère le choix. Avec les récifs à tribord et le Telamon qui virait à toute allure sur son avant, il devait agir vite s’il voulait éviter la collision ou l’échouage dans une ultime tentative de fuite.
Mais alors que la silhouette du français s’allongeait pour recouvrir celle du Telamon, tout le monde sur le gaillard d’arrière entendit le bruit assourdissant d’une pleine bordée et vit avec consternation les voiles du hollandais disparaître derrière un rideau de fumée.
Bolitho frappa rageusement sur la rambarde, souhaitant que Mulder vire une nouvelle fois et s’éloigne de ce combat meurtrier. Il entendait le Telamon faire feu de façon désordonnée mais non sans panache. La fumée devait se répandre à bord, aveuglant les canonniers, tandis que Mulder poursuivait maintenant une route parallèle à son adversaire.
— Le Telamon nous a donné le temps d’accrocher l’ennemi, grommela Gossett.
— Paré sur le pont !
Bolitho vit Stepkyne saluer :
— Batterie tribord parée !
Il entendit Pelham-Martin soupirer avec ferveur :
— Attrapez-le Bolitho ! Par tous les saints, attrapez-le !
Le deux-ponts français tirait toujours, avec de rares pauses entre les salves, et comme le vent dissipait une partie de la fumée, Bolitho vit le mât d’artimon du Telamon s’écrouler en morceaux ; il avait l’impression d’entendre le poids du fer s’écraser contre la coque.
— Son mât d’avant est touché, murmura le lieutenant Roth.
A la merci du vent et de la mer, le Telamon passait à tribord du français. Quelques pièces tiraient çà et là sur son bord, mais il était déjà presque réduit à l’état d’épave.
Bolitho n’avait plus besoin de longue-vue pour voir les vergues ennemies se balancer sous son nez. Alors que le deux-ponts s’éloignait, les gabiers du Telamon étaient déjà dans la mâture ; dans une tentative désespérée, le navire blessé s’efforçait de remonter au vent, gîtant follement, ses cuivres étincelant sous le pâle soleil.
C’était maintenant ou jamais.
— La barre à droite ! s’écria Bolitho.
Comme ivre, l’Hyperion commença à virer, sa charpente et ses espars gémissant sous l’effort. Des plaintes étouffées jaillirent d’en bas et il devina que de l’eau s’était engouffrée par les sabords inférieurs.
Il vira et vira encore, jusqu’à ce que les deux navires se retrouvent à deux encablures l’un de l’autre. Ce n’était pas la distance idéale, mais avec toutes ses voiles dehors, le bateau s’élevait telle une forteresse. L’occasion était trop belle !
— Feu à volonté !
Il agrippa la rambarde tandis que le flanc du navire tremblait. Le deux-ponts français s’échappait déjà, mais sous une giclée d’embruns, les boulets de l’Hyperion prirent la poupe et le gaillard d’arrière en enfilade. Ses vergues virèrent à nouveau, et Bolitho sut que son commandant avait au moins compris son erreur. Il aurait dû rester à combattre l’Hyperion lorsque celui-ci le poursuivait. Il avait alors une chance de le mettre en situation difficile, voire de le détruire. Mais maintenant que le navire culait, Bolitho pouvait presque sentir le tourment qui agitait sa coque à mesure que l’eau s’engouffrait dans les fissures causées par la bordée reçue de plein fouet. Vu l’inclinaison des voiles, l’eau avait dû envahir une grande partie du fond de cale, où la salve des boulets de vingt-quatre n’avait pas manqué de provoquer d’énormes dégâts. Les pompes ne pouvaient faire face à la situation.
— Batteries, feu à volonté ! aboya Stepkyne.
Les canonniers criaient, en proie à une vive excitation, ajustant une double salve sur le bateau déjà bien endommagé qui se trouvait juste dans leur ligne de mire. Les Français essayaient de riposter mais la confusion à leur bord était telle que seuls quelques boulets frôlèrent l’Hyperion. La plupart allèrent s’écraser bien au-delà ; sur la poupe, les fusiliers marins, incapables de se servir de leurs longs mousquets, lançaient des hourras.
Entre les deux adversaires, la distance ne cessait de s’amenuiser, et ils se retrouvèrent bientôt à moins de deux cents yards l’un de l’autre. Les voiles de l’ennemi étaient trouées en maints endroits ; au-dessus de ses ponts dévastés, les agrès pendaient comme de vulgaires lianes. Une nouvelle bordée meurtrière vint le frapper.
— Regardez, commandant ! Il rompt le combat ! cria Inch.
Bolitho secoua la tête :
— On a dû endommager son gouvernail.
D’un œil glacé, il nota que l’ennemi dérivait lamentablement, incapable à présent de contrôler sa route.
— Il est perdu ! s’exclama Gossett.
Plusieurs têtes se tournèrent vers lui et il ajouta froidement :
— Les récifs ! Il ne pourra jamais se dégager à temps…
Bolitho acquiesça de la tête. La longue ligne de brisants qui prolongeait la langue de terre menaçait le navire en détresse et seul un miracle pouvait le sauver. Les canonniers du gaillard d’arrière et les fusiliers marins qui n’avaient même pas eu l’occasion de tirer se congratulaient.
Bolitho traversa le pont et chercha des yeux le Telamon. Seul et désemparé, il était prêt à s’échouer. Bolitho, figé, l’observait, mesurant l’importance des dégâts qu’il avait subis. Il ne lui restait qu’un moignon de son grand mât et sa coque était percée de toutes parts ; c’était une véritable épave. D’autres navires de son tonnage auraient peut-être survécu aux mêmes épreuves, mais ses vieilles pièces de charpente s’étaient soudées avec le temps, si bien qu’au lieu de quelques planches, de quelques baux, c’étaient des pans entiers de sa coque qui avaient cédé. Du sang coulait par ses sabords, ultime témoignage de son sacrifice.
— Dites à M. Tomlin de sortir l’aussière de remorquage, de désarmer les canons, et de faire monter tous les hommes valides sur l’arrière.
Quelques canonniers avaient grimpé sur le passavant et regardaient, effarés, le triste bilan de cette victoire.
— Le français n’a pas encore amené son pavillon, nota âprement Pelham-Martin, les yeux brillant d’une étrange lueur. Il peut encore réparer.
Bolitho le fixa :
— Et le Telamon ?
Pelham-Martin eut un geste d’agacement.
— Signalez à l’Hermes de le remorquer !
Ses yeux étaient toujours fixés sur le deux-ponts en perdition.
— Je veux que ce navire soit coulé !
Bolitho se tourna vers Gossett :
— Passez au vent du récif. Tirez une bordée au passage. Il n’y aura pas de seconde chance une fois que nous nous serons éloignés des récifs, annonça-t-il d’une voix blanche.
Puis il revint auprès de Pelham-Martin.
— Il va y avoir du raffut dans un moment, commodore.
Mais il savait qu’il parlait dans le vide : il y avait quelque chose de féroce dans le regard de Pelham-Martin, quelque chose de quasi inhumain et qui le dégoûtait.
— Faites ce que je vous dis.
Pelham-Martin s’agrippa aux filets quand le bateau reprit une forte gîte.
— Route au sud-est, commandant ! annonça Gossett.
Loin derrière, Bolitho entendait les cris de joie qui s’élevaient de l’Hermes, et il aperçut des silhouettes sur les passavants du Telamon qui répondaient à ces acclamations. Quelqu’un avait cloué un nouveau pavillon sur le mât brisé ; c’était à la fois émouvant et étrangement triste de le voir flotter sur cette carcasse qui n’était plus qu’horreur et destruction.
A bord de l’Hyperion plus personne ne criait à présent. Même les fusiliers fixaient en silence la proue du navire filant droit sur les brisants qui épousaient la ligne des récifs. Bolitho apercevait çà et là la pointe noire d’une roche affleurante, et il se surprit à prier le ciel que le français amène son pavillon avant qu’il ne soit trop tard. La mer déferlait sur les récifs et les survivants auraient des difficultés à rallier la côte sains et saufs même sans cette dernière bordée.
Mais le pavillon flottait toujours au-dessus de la poupe de l’ennemi, et bien que sa coque enfonçât lourdement dans l’eau, il pouvait voir les hommes affairés autour des canons et quelques visages en faction sur le gaillard d’arrière.
— Aux postes !
La voix dure de Stepkyne brisait le silence.
Bolitho serra les poings. Abandonnez, bon sang, abandonnez ! Même s’il souhaitait de tout son cœur que l’autre commandant fît le geste de reddition, il savait qu’à sa place il aurait agi de même.
L’ennemi courait maintenant à sa perte, montrant d’énormes trous béants dans sa poupe, son gréement pendant au-dessus du nom doré : La Fortune. Il crut voir un officier brandir son épée en direction de l’Hyperion qui passait à portée, puis l’ennemi lâcha sa dernière bordée : une double salve rugissante jaillit des deux pièces de retraite en dessous des fenêtres brisées du gaillard d’arrière.
Bolitho sentit l’impact d’un boulet contre le pavois du gaillard d’arrière et entendit le sifflement des éclats de bois autour de lui. Mais tout cela fut effacé par la violence de sa propre bordée.
Lorsque la fumée s’éleva au-dessus de leurs têtes, il vit le grand mât du français s’écrouler. Mais l’autre ne sombra pas tout de suite et s’en alla donner un grand coup contre les récifs. Malgré le bruit du vent, ils purent tous entendre le craquement sinistre des pièces de charpente et le fracas de l’eau qui envahissait les fonds. Cette dernière bordée avait dû tuer ou blesser la plupart des marins postés sur le pont principal. Ses voiles l’entraînant toujours par le travers, le français heurta de nouveau la barre rocheuse. Son mât d’artimon branlait au-dessus des silhouettes en détresse qui se précipitaient vers le gaillard d’avant.
Bolitho se détourna, le cœur au bord des lèvres. Il distinguait tous les bruits du désastre et se représentait la panique causée sur les ponts par les énormes canons qui devaient rouler d’un bord à l’autre, dévastant tout sur leur passage, tandis que les matelots se débattaient en vain pour échapper à l’eau qui déferlait.
Le tricolore était bel et bien vaincu, réduit en miettes par la furie des batteries de l’Hyperion.
— Des ordres, commodore ?
Il vit Pelham-Martin vaciller puis s’écrouler sur le pont. Le vent avait ouvert son manteau, et l’on pouvait voir une large tache de sang maculer sa veste blanche à hauteur de l’aisselle.
Bolitho cria :
— A l’aide ! Monsieur Carlyon, faites appeler le chirurgien.
Il se mit à genoux et passa son bras autour des épaules du commodore.
— Restez calme, lui dit-il.
Pelham-Martin paraissait incapable de parler et son expression était plus celle de la surprise que de la douleur.
— Transportez le commodore dans sa cabine !
Bolitho se tenait encore à côté de lui au moment où Trudgeon, le chirurgien, accompagné de ses adjoints se précipitait sur le pont.
Pelham-Martin hoquetait :
— Bon Dieu ! faites attention… dépêchez-vous !
— C’est grave, commandant ? demanda Inch.
Bolitho se dirigea vers le pavois et examina l’espar éclaté au-dessus du sabord le plus proche. Le boulet, probablement un huit livres, avait fendu la charpente comme l’aurait fait une hache. Si les canonniers s’étaient tenus derrière ce sabord, ils auraient servi de bouclier à Pelham-Martin.
— Comme vous le savez, les éclats de bois font les blessures les plus graves, répondit-il. Je m’étonne qu’il ne soit pas plus mal en point.
Puis il traversa le pont en direction de la rambarde et jeta un œil vers le deux-ponts ennemi, lourdement échoué. Vu l’angle de sa poupe, il devina que son arrière était en miettes. Étrange de se dire que sans l’acharnement de Pelham-Martin, il s’en serait finalement sorti sans trop de dommages !
— L’Hermes a le Telamon en remorque, commandant ! annonça Inch.
Gossett traversa le pont et passa la main sur la muraille toute déchiquetée.
— Qu’est-ce qui a poussé les Français à tirer cette dernière salve ?
Bolitho sentait la fatigue le gagner.
— N’en auriez-vous pas fait autant ?
Il se tourna à nouveau vers Inch :
— Le Spartan a-t-il assuré sa prise ?
— Oui, commandant.
Inch eut un regard anxieux :
— Il passe maintenant une aussière de remorque par-dessus son bord.
— Très bien. Faites monter l’équipage dans la mâture et réduisez les voiles. Puis envoyez un signal à l’Hermes et au Spartan.
Il ferma les yeux, tentant de chasser de ses oreilles les craquements d’agonie du navire ennemi sur les récifs.
— Nous allons rentrer à Sainte-Croix. Établissez les voiles conformément au temps et rendez compte quand vous serez prêts.
Trudgeon venait à sa rencontre en s’essuyant les mains.
— Eh bien ?
Le chirurgien, un homme avare de ses mots, grimaçait.
— Un éclat, pour sûr, commandant. Ça l’a atteint juste en dessous de l’aisselle droite. Assez profond, je dirais.
— Vous pouvez l’enlever ?
— Si c’était un simple matelot, je n’hésiterais pas, commandant. Mais le commodore ne semble pas vouloir me laisser le toucher.
— Restez avec lui le temps que je puisse me libérer pour vous rejoindre à l’arrière.
Comme Trudgeon tournait les talons, il ajouta sans ménagement :
— Et si je vous surprends, ne serait-ce qu’une fois, à traiter un simple matelot avec moins d’attention qu’un de mes officiers, je peux vous assurer que ce sera la dernière.
Inch attendit le départ du chirurgien :
— Devons-nous retourner à Sainte-Croix, commandant ?
— Le Telamon ne s’en sortira pas sans aide !
Il pensa aux hourras, à la lutte acharnée, au superbe courage des marins hollandais. De Ruyter aurait été fier d’eux. Il ajouta calmement :
— Et je ne les abandonnerai pas.
Il s’accouda sur la rambarde de dunette et sentit ses membres trembler à l’unisson du navire, comme si tous deux eussent été soudés. Les matelots, en bas, remettaient les canons en place et lavaient les traces de poudre qui maculaient les ponts, se hélant et jacassant sans se soucier du reste. Ils ne s’étaient probablement pas rendu compte que le commodore avait été touché. Et l’ironie du sort voulait que ce fût leur seul et unique blessé !
— Dans ces conditions, c’est vous qui allez prendre le commandement de l’escadre, observa Inch qui surveillait les gabiers occupés à rider les galhaubans.
Bolitho sourit.
— Pas tant que ce pavillon flottera, monsieur Inch.
Il pensa soudainement à tous ceux qui étaient morts ou mutilés à vie depuis que le navire était parti de Plymouth.
— Je doute que le commodore reste alité très longtemps. Dès que nous serons dans des eaux plus calmes, M. Trudgeon sera mieux à même de retirer cet éclat.
— Un signal de l’Hermes, commandant, annonça Carlyon. Les deux unités sont assurées et parées à manœuvrer.
— Faites l’aperçu.
Bolitho se retourna vers Inch.
— Vous pouvez maintenant hisser les voiles. Placez-vous sous le vent des autres, nous pourrons les surveiller tout en gardant un certain avantage.
Il jeta un coup d’œil vers le gréement.
— Je vais en informer le commodore.
Il trouva Pelham-Martin allongé sur sa couche, le corps bien calé contre des coussins qui amortissaient les mouvements de roulis du bateau ; une grande écharpe lui entourait la poitrine et les épaules. Il avait les yeux fermés, et dans la lumière du soleil sa peau offrait l’apparence de la cire.
Trudgeon traversa la cabine et dit doucement :
— J’ai examiné la blessure une nouvelle fois, commandant.
Il baissa les yeux devant le regard insistant de Bolitho.
— En fait, le patient est tellement gras qu’il est difficile de sonder la profondeur et la largeur de la blessure.
Bolitho jeta un coup d’œil sur le visage du commodore.
— Je vois. Bon, attendez dehors.
Lorsque la porte fut fermée, il se pencha sur la bannette et fut immédiatement saisi par une forte odeur de brandy. Un verre à moitié vide était posé près d’un coussin.
— Commodore ?
Il entendit des cris lointains, puis le craquement sourd du gouvernail, et il devina qu’Inch était déjà en train de faire virer le bateau, selon ses ordres. Le retour à Sainte-Croix risquait de traîner en longueur, et même s’ils n’avaient aucune chance de rencontrer un ennemi, ils devaient être préparés à défendre à tout moment leur convoi endommagé.
— Nous sommes en route pour Sainte-Croix, commodore, avez-vous d’autres ordres ?
Pelham-Martin ouvrit les yeux, le dévisagea quelques secondes, puis il articula avec difficulté :
— Lequiller n’était pas là… il nous a glissé entre les doigts une fois de plus…
Sa tête roula sur le côté et il baissa les yeux.
— Je dois me reposer, je ne veux pas parler davantage.
Bolitho se leva.
— Je suggérerais que nous remettions notre prise à De Block quand nous aurons rejoint Sainte-Croix, monsieur. Le Telamon sera inutilisable, il sera même difficile d’en récupérer quoi que ce soit. Avec la frégate, ils seront au moins capables de se défendre.
— Faites ce que vous voulez.
Pelham-Martin ferma les yeux et soupira.
— Je ne me sens vraiment pas bien.
— J’ai dit à Trudgeon ce qu’il devrait faire quand nous serons de retour dans la baie.
Ces mots firent tressaillir le blessé. Il s’appuya sur son coude ; la sueur inondait son visage et son cou.
— Je ne veux pas qu’il me touche, compris ? Vous aimeriez ça, n’est-ce pas ! Me voir charcuté par ce fou sanguinaire vous assurerait bientôt le commandement.
Il s’affaissa et conclut, presque sans souffle :
— Nous allons retourner à Sainte-Croix. J’aviserai alors à ce qu’il convient de faire.
Bolitho le regarda gravement.
— Nous ne savons toujours pas où peut se trouver Lequiller. Il a avec lui le San Leandro et la plus grande partie de son escadre est intacte. Je penserais plutôt qu’il est prêt à poursuivre son plan.
Et durcissant le ton :
— Nous ne pouvons plus attendre, commodore.
Mais Pelham-Martin tourna la tête et resta silencieux. Bolitho se dirigea vers la porte.
— Je vous tiendrai informé, commodore.
Lorsqu’il fut dans la coursive, il entendit un verre tinter derrière la cloison.
Inch l’attendait sur la dunette. Son visage laissait percer l’inquiétude. Bolitho jeta un œil sur le compas, sur les voiles.
— Sud quart ouest, commandant.
Bolitho acquiesça, l’air absent. L’étrange attitude de Pelham-Martin ne laissait pas de le préoccuper. Il s’était attendu à le voir montrer du dépit à l’idée d’être le seul blessé du bord. Mais, en fait, c’était comme s’il avait enfin trouvé une excuse, une excuse que personne ne pourrait mettre en doute. Il avait été blessé. Pas assez pour être relevé de son commandement, de son propre point de vue, mais suffisamment pour se trouver soulagé de toutes les décisions qu’il allait falloir prendre.
— Je serais curieux de savoir ce que l’on nous aurait demandé de faire ensuite, commandant ! souffla Inch.
— Nous marchons sur des œufs, monsieur Inch.
— Pardon, commandant ?
— Jusqu’ici, nous avions très peu de temps à consacrer à l’information…
Il jeta un regard à la frégate prisonnière, remorquée derrière le Spartan. Un pavillon rouge flottait au-dessus des trois couleurs.
— Maintenant que nous avons des prisonniers, nous allons peut-être en apprendre un peu plus sur les intentions de Lequiller.
Il leva les yeux vers le pavillon du commodore.
— Et dans ce cas, nous disposerons enfin d’une longueur d’avance sur lui.
Bolitho gagna le côté sous le vent et observa vers tribord. La lumière du soleil filtrait toujours à travers les nuages ; les yeux rivés sur les îlots qui disparaissaient dans la brume, il ressentait enfin l’effet bénéfique de la douce chaleur sur son corps recru de fatigue. Il y avait beaucoup à faire et Farquhar aurait plus d’informations que nécessaire, mais il était essentiel de ramener d’abord le bâtiment endommagé à Sainte-Croix. Il y aurait là-bas bien des cœurs en détresse, lorsque le Telamon serait de retour, pensa-t-il tristement. Il lui restait à espérer que le sacrifice inouï de ces gens n’aurait pas été offert en vain.
Vers midi le jour suivant, le ciel menaçant et la forte brise qui avaient hâté leur départ s’étaient presque fait oublier. Quand les navires de l’escadre, en lente procession, atteignirent enfin leur mouillage, la foule des curieux massés en silence put contempler leur ballet sous un beau soleil reflété par les flots limpides.
Bolitho se dressa sur la poupe, protégeant ses yeux de la lumière ; le Telamon peinait, ses ponts inférieurs envahis par l’eau, et l’on se préparait à le mettre au sec sur un banc de sable au pied de la jetée. Toutes les embarcations disponibles avaient été affalées pour transporter les blessés, et il pouvait distinguer de menues silhouettes, des femmes pour la plupart, allant de l’une à l’autre pour vérifier si un mari, un parent, était ou non à bord. Même de loin, leur peine était difficile à supporter.
Ancrée sous les canons de la colline qui dominait la ville, la prise de guerre était déjà le siège d’une intense activité ; Farquhar, de son côté, préparait le débarquement des prisonniers et faisait réparer ses dommages avec les moyens du bord. Hugh reviendrait bientôt. Bolitho se mordit les lèvres ; il était étrange de voir à quel point ses inquiétudes personnelles s’étaient évanouies dans le feu de la poursuite. Pour l’heure, son principal souci était le commodore, qu’il allait devoir secouer de sa torpeur.
Un coup de canon à flanc de colline le fit se retourner. Inch descendait l’échelle de poupe.
— Ils ont signalé un bâtiment, commandant.
Bolitho regarda au-delà de la jetée. Le navire devait être tout près, à chercher l’entrée. Un bâtiment seul ne pouvait pas être un ennemi. Un coup d’œil à Inch lui apprit que celui-ci venait de comprendre.
— Un de nos renforts ! s’exclama ce dernier.
Bolitho s’avança d’un pas vif vers la rambarde.
— Enfin !
Le navire mit une bonne demi-heure avant de se montrer ; à le voir manœuvrer lentement vers la baie, Bolitho pouvait difficilement contenir la sensation de soulagement et d’espoir que ces voiles claquantes faisaient naître en lui. C’était un deux-ponts, plus petit que l’Hyperion ; sous la lumière éclatante du soleil, sa coque fraîchement repeinte, ruisselante d’embruns, et sa figure de proue resplendissante sous sa dorure toute fraîche offraient un spectacle des plus réjouissants. Des pavillons apparurent comme par magie sur ses haubans, et il entendit Carlyon crier à l’officier de garde :
— C’est l’Impulsive, soixante-quatre canons, avec des instructions pour le commodore.
— Il vient d’Angleterre ! s’exclama Inch.
Ces mots avaient tout d’un cri du cœur. Bolitho se taisait. L’Impulsive était là, amenant son ami Thomas Herrick. Il sentait ses paupières trembler comme si son ancienne fièvre l’avait repris, mais il n’en avait cure. Enfin, il allait avoir quelqu’un à qui se confier. Le seul homme avec lequel il ait jamais partagé ses espoirs et ses craintes. Herrick avait été son premier lieutenant, et maintenant c’était le commandant d’un bateau de ligne : et le bateau en question était là ! Bolitho avait l’impression que ce coup de canon avait subitement chassé toute la tristesse du monde.
Il se précipita en bas de l’échelle et constata que son équipage encombrait les passavants, fasciné par le nouvel arrivant. Pour eux comme pour lui, ce navire était beaucoup plus qu’un simple renfort. Il venait d’Angleterre. Chaque homme déployait dans son sillage l’image qu’il conservait de la mère patrie : un souvenir, un village, un champ verdoyant, le visage d’un proche, d’un être aimé.
Le lieutenant Roth était déjà en train de passer en revue les hommes de coupée. Bolitho vit l’ancre plonger sous l’étrave de l’Impulsive et nota l’élégance avec laquelle les voiles venaient d’être ferlées le long des vergues. Herrick avait toujours été angoissé par la perspective d’un commandement et Bolitho n’avait eu de cesse qu’il n’eût apaisé ses doutes : les excellentes dispositions de marin qu’il avait révélées étaient une preuve suffisante de sa capacité.
Il entendit Inch informer Roth que celui qu’ils allaient recevoir à bord avait été premier lieutenant sur l’Hyperion avant lui. Il se demandait si Herrick noterait le changement que le rang et l’épreuve avaient opéré chez le jeune officier. Cela tenait presque du miracle. Il se surprit à sourire à l’idée de leur rencontre.
Du coin de l’œil, il vit le commandant Dawson lever son sabre et les fusiliers marins se mettre au garde-à-vous pour saluer l’allège de l’Impulsive qui s’accrochait aux chaînes. Sous les trilles des sifflets, il s’avança vers la coupée, la main tendue, tandis qu’apparaissait le couvre-chef de son ami.
Le commandant Thomas Herrick posa le pied sur le pont et ôta son bicorne. Puis il saisit les mains de Bolitho et les serra chaleureusement plusieurs secondes ; ses yeux, du même bleu clair et lumineux qui l’avait tant frappé le jour où ils s’étaient rencontrés, le dévisageaient avec une émotion évidente.
— C’est bon de vous avoir ici, Thomas.
Puis il lui prit le bras et l’entraîna vers l’échelle de dunette.
— Le commodore est blessé, mais je veux vous présenter à lui sans tarder.
Il s’arrêta et posa encore une fois son regard sur lui.
— Comment vont les choses en Angleterre ? Avez-vous pu vous arranger pour voir Cheney avant de prendre la mer ?
— J’ai relâché à Plymouth pour m’approvisionner et j’ai saisi au vol cette occasion de lui rendre visite.
Pris d’une soudaine angoisse, la gorge serrée, Herrick lui fit brusquement face et lui saisit les mains.
— Mon Dieu, comment vous le dire ?…
Sa voix était nouée. Bolitho, surpris, le regardait fixement.
— Qu’est-ce à dire ? Est-il arrivé quelque chose ?
Herrick détourna le regard ; ses yeux se brouillaient tandis qu’il revivait sa part de cauchemar.
— Elle était allée rendre visite à ta sœur. Ce devait être le dernier voyage avant la naissance de l’enfant. Près de Saint-Budock un obstacle a dû effrayer les chevaux : la calèche a quitté la route et s’est renversée.
Il s’arrêta, mais Bolitho ne disait rien et il poursuivit :
— Le conducteur a été tué et votre majordome, Ferguson, est resté sans connaissance un long moment. Lorsqu’il a repris ses esprits, il l’a transportée sur deux grands milles.
Il déglutit avec difficulté.
— Pour quelqu’un qui n’a qu’un bras, c’était presque un effort surhumain.
Ses mains étreignirent celles de Bolitho.
— Mais elle était déjà morte ! J’ai vu le docteur et le chirurgien de la garnison qui s’étaient déplacés de Truro. Ils n’ont rien pu faire pour elle.
Il baissa les yeux.
— Ni pour l’enfant.
— Morts tous les deux ?
Bolitho retira ses mains et s’avança jusqu’au bastingage. Quelques fusiliers marins de repos déambulaient vers leurs quartiers en jacassant et, très haut au-dessus du pont, un matelot qui travaillait sur la grand-vergue sifflotait gaiement. Il distinguait dans un brouillard Allday qui l’observait du haut de l’échelle de dunette : à contre-jour du ciel clair se détachait sa silhouette raccourcie par la perspective ; ses traits étaient dans l’ombre. Non, ce n’était pas possible ! Dans un instant il se réveillerait, et tout serait comme avant. Herrick héla Allday :
— Veillez sur le commandant !
A Inch qui s’approchait, pâle et inquiet, il lâcha cet ordre bref :
— Menez-moi au commodore à l’instant. Blessé ou pas, je veux le voir !
Il insista, lui coupant la route d’un geste du bras :
— J’ai dit à l’instant, monsieur Inch !
Allday, soutenant son capitaine, gagna à pas lents la chambre des cartes ; Bolitho s’affaissa sur une chaise adossée à la cloison.
— Qu’y a-t-il, commandant ? s’enquit-il en tâchant de garder son sang-froid.
— Ma femme, Allday ! Cheney…
Mais prononcer son nom était trop dur. Il s’écroula sur la table à cartes et enfouit son visage dans ses bras, incapable de contrôler son chagrin.
Allday, pétrifié par ce spectacle, ne savait que faire.
— Restez ici, commandant.
Les mots sur ses lèvres semblaient couler d’eux-mêmes.
— Je vais chercher un verre.
Il se dirigea vers la porte, les yeux rivés sur les épaules de Bolitho.
— Tout ira bien, commandant, allons, vous verrez…
Puis il s’élança hors de la pièce, désespéré, cherchant par quel moyen lui venir en aide.
Seul à nouveau, Bolitho se redressa et s’appuya au mur. Il ouvrit sa chemise, prit le pendentif entre ses doigts et le fit glisser dans le creux de sa main.